Prise de position – Le langage inclusif 26.10.21

Pour SWW, le langage inclusif est indispensable afin d’atteindre l’égalité de fait. Pourquoi ? Nous vous l’expliquons en trois points.

  1. Parce que le masculin générique ne fonctionne pas

Depuis le début de l’année 2021, le langage inclusif échauffe l’actualité en Suisse romande. En février, la RTS a adopté officiellement le langage épicène à l’antenne. Vous l’aurez peut-être entendu, le «Bonjour à tous» est depuis peu remplacé dans les émissions par un «Bonjour à toutes et à tous». Dans son édito du 8 mars, «Pour une langue qui inclut» le quotidien genevois Le Courrier a annoncé que le langage inclusif sera désormais utilisé pour leurs articles maison : «La langue est ce que nous en faisons. Elle peut exclure, elle peut inclure. Nous choisissons la deuxième option». Trois chercheur·euse·s dont Pascal Gygax, psycholinguiste à l’Université de Fribourg, ont publié en mai 2021, le livre «Le cerveau pense-t-il au masculin?». Un ouvrage 100% evidence based, truffé d’exemples et de données scientifiques issues de la psychologie expérimentale sur les liens entre le langage, la pensée et les constructions sociales liées au genre.

Cependant, cette problématique est loin d’être nouvelle. Le langage est promu au niveau national depuis… les années 1990. En effet, la Confédération avait déjà décidé de passer à l’écriture inclusive en allemand en 1993. En ce qui concerne le français, les premières recommandations de la Chancellerie datent de 2000. En 2007, une loi fédérale stipule que les autorités doivent «tenir compte de la formulation non sexiste» dans leurs communications.

En Suisse romande, la démasculinisation du français serait passée à la trappe. Selon le linguiste Daniel Elmiger, l’application de l’écriture épicène aux langues romanes a toujours été jugée comme trop difficile. Les textes juridiques n’ont donc jamais été contraignants. Pour Pierre Bayenet, député d’Ensemble à gauche, les pratiques de la Chancellerie fédérale se réfèrent encore aujourd’hui aux règles de l’Académie française, un organe qui « a toujours été aux avant-postes de la masculinisation de la langue ». Rappelons qu’en 2017, l’Académie française a affirmé que l’écriture inclusive aboutissait à « une langue désunie, disparate dans son expression, génératrice d’une confusion confinant à l’illisibilité ».

En français, le masculin « l’emporte sur le féminin » lorsqu’il s’agit des accords. Le masculin générique est utilisé comme neutre dans les locutions « il pleut » ou « il y a ». Cependant, de nombreuses études démontrent que notre cerveau n’aime pas l’ambivalence. Ainsi, lorsque nous lisons une terminologie masculine, telle que « les chirurgiens », notre cerveau active des représentations qui sont spécifiquement… masculines. Une étude de 2007, menée par Markus Brauer et Michaël Landry le prouve. Ils ont interrogé aléatoirement des personnes dans l’espace public en leur demandant de citer leur héros ou leur musicien préféré. Dans la deuxième expérience, leur héros ou leur héroïne préféré·e. Dans le premier cas seulement, 15 à 25% de femmes sont citées, alors que ce ratio est augmenté de 40% lorsque les chercheurs ont utilisé le langage inclusif pour le deuxième panel.

L’expérience «The Surgeon Riddle » est un autre exemple illustre du problème du masculin générique. «Un père et son fils viennent d’avoir un accident de voiture. Le père est tué sur le coup. Le fils est emmené à l’hôpital et doit être opéré sur le champ. Lorsque le chirurgien s’apprête à débuter l’opération il s’exclame ‘je ne peux pas l’opérer, c’est mon fils !’ » Qui est le chirurgien ? En 2014, Mikaela Wapman et Deborah Belle de l’Université de Boston ont soumis cette question à plus de 300 personnes, et 78% d’entre elles n’ont pas pensé que le chirurgien pouvait être la mère de l’enfant.

  1. Parce que ce qui n’est pas nommé n’existe pas

Le langage n’est donc pas dissocié de la réalité, il l’impacte. Pascal Gygax, dans son livre « Le cerveau pense-t-il au masculin » cite l’exemple suivant: dans le roman 1984 de Georges Orwell, le régime totalitaire invente la novlangue où le mot «liberté» n’existe pas avec l’idée que si ce mot n’existe pas, le peuple ne pourra pas se représenter le concept de la liberté. « Ce qui n’est pas nommé n’existe pas », acquiesce Thérèse Moreau autrice féministe engagée sur la question du langage inclusif. À tel point, que de nombreuses études montrent aujourd’hui que les femmes postulent moins si une offre d’emploi n’est rédigée qu’au masculin.

Pour l’engagement de Skilled Women Worldwide, c’est là que réside le véritable enjeu. Le langage joue un rôle sur la féminisation ou la masculinisation de certaines filières. Pour encourager et garantir l’accès de manière équitable à l’éducation, nous voulons mettre en avant des roles models et faire une place aux femmes dans la langue.

  1. Parce que le langage est politique

Impossible de parler du langage inclusif sans faire une petite rétrospective historique. Au Moyen-Âge, le français disposait du vocabulaire et de la grammaire pour exprimer équitablement le féminin et le masculin. «Rabelais parlait des médecines, des philosophesses, des jugesses. Même le bourreau avait son équivalent, la bourrelle!». Ainsi au XVème siècle, le masculin générique n’est pas encore employé, on utilise «ça pleut» et non « il pleut ». « L’Homme », n’était pas une expression utilisée pour désigner l’humanité tout entière, on lui préférait tout simplement « les humains ». En grammaire, l’accord de proximité est ce qui est préféré, c’est-à-dire l’accord avec le nom le plus proche. Il était donc parfaitement correct de dire « ces hommes et ces femmes sont belles ».

« C’est à partir du XVIIème siècle qu’ont lieu les premières attaques contre la légitimité du féminin », explique Eliane Viennot, professeuse et autrice de «Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin». Ces attaques vont de pair avec l’institution de l’Académie française en 1635, dont l’un des disciples proclamera : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins, quoiqu’ils soient plus proches de leur adjectif.» Pourquoi «plus noble» ? « À cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».

Le français se masculinise et le fond du débat est profondément politisé : le but est d’écarter les femmes du pouvoir et de l’espace public. Eliane Viennot est spécialiste du concept historiographique « la querelle des femmes », qui désigne tous les débats qui ont eu lieu à travers les siècles sur la question du pouvoir féminin. Au XVIIème de nombreuses discussions ont lieu dans la bourgeoisie intellectuelle sur l’incapacité des femmes à gouverner. Par exemple, une série de pamphlets sont écrits à l’encontre de Catherine de Médicis : les auteurs pointent son rôle dans le massacre de la St. Barthélémy. Et expliquent comment un gouvernement féminin provoque forcément la ruine d’une Nation. La masculinisation du langage s’inscrit donc aussi d’une certaine manière dans la « querelle des femmes » et va de pair avec la masculinisation de la société.

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